Tête d’homme

 

yxyx

 

 

 

Tête de con. C’est comme ça qu’on m’appelait quand j’étais plus jeune. Tête de con. Je m’en plaignais pas, ça aurait pu être pire. On aurait pu m’appeler tête de cul. A côté, tête de con c’était pas si mal.

 

A la fac, j’avais la malchance de partager ma chambre avec un des sportifs les plus en vue de notre campus, un footballeur bien sûr. Un gars aussi large qu’un distributeur de coca. Avec le même QI surtout. Un latino du nom de Jesus. Il riait souvent tout seul pour des choses que lui seul comprenait. Autant dire qu’il n’y avait rien à comprendre. C’est comme ça que je suis devenu malgré moi la mascotte turque de l’équipe de foot des Black Bears, et qu’ils m’ont rebaptisé. J’avais rien demandé, et surtout pas ça.

 

Moi j’étais aussi large que le manche à balai que j’avais dans le cul, et coiffé pareil. Y’en a qui dirait que j’avais bien cherché la merde. Mais à l’époque je m’en rendais pas compte. A l’époque j’étais plutôt très occupé à faire des photos. Le seul truc un peu cool que je faisais quand j’avais pas le nez dans mes bouquins. D’habitude les gars aussi mal foutu que moi sont des têtes, pensantes bien sûr. Ma tête à moi était plutôt remplie d’un tas de conneries, et incapable d’aligner deux trucs intelligents à la suite, parfois même incapable de sortir un truc intelligent tout seul. Alors je lisais frénétiquement des tonnes de bouquins, en espérant que le savoir a quelque chose de contagieux. Même si la plupart du temps je ne comprenais rien à ce que je lisais, je m’acharnais avec la force du désespoir. Ou des crétins. Le résultat était pire que ce que j’escomptais. Je mélangeais tout ce que je n’avais pas capté, et ça finissait par faire une sorte de bouillie d’idioties. Il n’y a jamais plus bête que le mec qui croit avoir pigé mais qui a tout pigé de travers. Ben ce mec c’était moi.

 

Alors je me rattrapais sur la photo. Allez savoir pourquoi, y’a un truc dans ma vie pour lequel j’étais doué, un truc pour lequel des tas de gens aimeraient ou croient être doués, sauf que moi je l’étais vraiment. C’était la photo. J’avais un vieil appareil récupéré au fond d’un carton familial, et aucune envie d’en acheter un neuf. Parce que j’avais vite compris que l’appareil n’y ait pour rien. Ce qui compte, c’est l’œil. Et j’avais pas de cerveau d’accord, mais j’avais un putain d’œil.

 

A la fac on m’a vite catalogué comme le crétin chétif et névrosé qui faisait des photos qui tuent. Ma chambre en était pleine. Elles traînaient partout. J’en avais pas grand-chose à faire. Pour moi seule comptais la photo à venir. LA photo. Les autres, je les semais. Jesus lui, avait vite capté que le truc que je promenais partout était un objectif. Et que j’en sortais des photos à tomber. Enfin ça c’est sa nana qui l’avait capté. Une fille futée et blonde. Une pom-pom gril avec un sourire de menteuse version arnaqueuse de pension alimentaire. J’étais repéré. Elle avait tout de suite su qu’ils avaient besoin de moi. Mais j’étais pas fréquentable. Alors on m’a affublé d’un surnom à la con pour montrer que j’étais qu’une merde. Une merde qu’on aimait bien traîner partout, mais une merde quand même. En quelques jours j’étais devenu la nouvelle mascotte de l’équipe de foot, leur photographe officiel. Tête de con. Et ils riaient en se tapant sur la tête. J’encaissais, en me disant que ça aurait pu être pire. Coincé dans cette chambre avec Jesus, si j’avais été tête de cul, ma vie aurait vraiment été un enfer. Alors que là. Allez savoir pourquoi, même si la situation était merdique, moi je n’y voyais que l’occasion de faire LA photo. Il y a fort à parier que si je n’avais pas senti que MA photo était là, quelque part entre les maillots trempés de sueur et les crampons crotteux, quelque part au fond du vestiaire, j’aurai fini par demander à changer de chambre, quitte à ramper le long des plaintes pour le reste de l’année.

 

Je mitraillais les entraînements, les joueurs, les pom-pom girls, la pelouse, le système d’arrosage automatique. Je mitraillais les tribunes. Le coach et le coach adjoint. Je mitraillais tout ce qui passait à portée de mon œil. La saison avançant, je mitraillais les matchs. De belles photos, que le journal de la fac, puis les journaux locaux se mirent à utiliser pour leurs articles. J’y gagnais quelques billets, sans plus. Je m’en fichais. Mon boulot de nuit à la boutique de développement de photo du centre commercial me permettait de vivre. En plus je développais mes photos gratis, parce que le patron aimait ce que je faisais. Je mitraillais donc à tout va, guettant LA photo. Devant mes bacs de révélateurs, j’attendais qu’elle apparaisse. Elle ne venait pas. Y’avait des tas de bonnes photos, que je revendais à droite à gauche, aux joueurs, aux familles, aux journaux. Mais pas MA photo.

 

Je continuais à lire des bouquins épais comme le poing auxquels je ne comprenais rien. Et regardant en coin Jesus affalé sur son lit jouant la plupart du temps avec une balle de base-ball, je me disais que certes je ne comprenais pas, mais au moins je les aurais lu. Pas comme certains. Jesus lui ne lisait que des magazines avec des filles protubérantes en couverture. Il aimait les filles. Elles lui tournaient autour comme des abeilles sous exctasy. Moi j’avais aussi des tas de filles qui me tournaient autour. Mais elles ressemblaient plutôt à un banc de sardines. Attirées par l’objectif. Y’en avait des jolies. Qui se voyaient futur mannequin et demandaient invariablement si je voulais pas faire leur book. Je mitraillais. Mais je savais que LA photo n’était pas dans leurs corps. Alors leurs corps ne m’intéressaient pas.

 

La saison avançant, les Black Bears écrasaient leurs adversaires, en partie grâce à Jesus, qui à lui tout seul écrasait pas mal de monde en face. Son nom commençait à tourner sur le campus et dans le petit monde si paisible du football, et il ne fallut pas longtemps avant de voir se pointer des recruteurs. Des mecs qui pensaient tout savoir du football et qui regardait courir les gars sur le terrain comme on jauge les bœufs dans une foire de village. Je mitraillais aussi les recruteurs. Et au développement une nuit, le visage de l’un d’eux se découpa sur le papier comme s’il brûlait. Un homme au visage anguleux, lunette de soleil dissimulant ses yeux, les cheveux court et noir, l’air d’un mercenaire plus que d’un recruteur. Au dessus de mes bacs de révélateurs, j’ai regardé longtemps cette photo qui me paraissait imaginaire. Au bout de ma pince, je contemplais l’homme au visage coupant et en manteau de cuir noir. Je gravais le moindre de ces traits dans ma mémoire. Pour être sûr de le reconnaître si je le croisais de nouveau.

 

Je rentrais sur le campus à l’aube, et rejoignais ma chambre, puis mon lit, en faisant le moins de bruit possible, pour ne pas réveiller Jesus. Mais à peine m’étais-je étendu silencieusement en jetant des coups d’œil furtif et nerveux au colosse ronflant, que je recevais en pleine tête une balle de base-ball. Et le rire de Jesus monta dans la pièce comme celui d’un ogre, d’un monstre sorti de dessous mon lit.

- Alors Tête de con, t’as bien bossé cette fois aussi ?

Jesus ne faisait jamais allusion à mon travail à la boutique de photo quand il disait ça. Tout ce qui l’intéressait, c’était les photos que j’avais faite de lui et de l’équipe. Et comme à mon habitude, histoire de pas m’en prendre plein la tronche, je les avais gardé de côté pour les lui donner à son réveil, comme on nourrit un molosse pour éviter de se faire bouffer. Cette série là était particulièrement réussie, et n’écoutant que mon obsession, j’en profitais pour sortir la photo pliée de l’homme inconnu de la poche arrière de mon vieux pantalon en velours marron. Je la tendais à Jesus en lui demandant s’il savait qui était ce type. J’eu droit à des vannes à caractère homosexuel, à son gros rire idiot, et finalement à une réponse.

- C’est pas un recruteur ça. Je leur ai tous parlé, et lui, je lui ai pas parlé.
Jesus n’imaginait pas qu’un recruteur ait pu le snober. Et au vu de ses résultats pour la saison, il avait raison.
- C’est qui alors ?
Voilà le genre de question très con qui justifiait mon surnom. Jesus s’empressa de me le rappeler.

- T’es trop con toi ! Comment tu veux que je sache !
Il se leva, et la pièce rétrécit.
- C’est peut être un journaliste, ajouta-t-il.
Et puis il enfila un jogging et sortit. Je fixais encore une fois la photo. Le type semblait sûr de lui. Je rerangeais la photo dans ma poche et m’endormais tout habillé dans la lumière du petit matin.

 

L’après-midi, je me rendais sur le terrain d’entraînement pour mitrailler les joueurs et tout le bordel. Il y avait un gros match en préparation cette semaine là, et toute la tension semblait concentrée dans le coach, à la façon d’une bouteille de soda qui aurait fait les montagnes russes. Il hurlait en crachant et en gesticulant, et quand il se taisait, il mâchait son chewing-gum avec tellement de rage que je guettais le moment où il aillait se mettre à fumer. Ca donna de bonnes photos.

 

Au développement, elles étaient même plutôt comiques pour certaines. Mais la plupart rendaient bien la tension, l’enjeu énorme de ce match. Les crispations du coach, les regards inquiets des joueurs, j’avais entre les mains quelques unes des prochaines illustrations des journaux du coin. Peut être même de journaux nationaux. Dans le tas, sur l’une d’elle, j’aperçus dans le fond la silhouette d’un homme au manteau de cuir noir. J’attrapais une loupe pour vérifier, tenter de reconnaître le visage. C’était lui. Un instant je fouillais dans ma mémoire, essayant de revoir ce moment où j’avais appuyé sur le déclencheur, essayant de me souvenir de cette silhouette autour du terrain. Mais je n’avais aucun souvenir, pas le moindre, d’avoir vu cet homme sur le terrain cet après-midi là. Passant rapidement les photos en revues, je le découvrais sur une autre, et puis une autre, et encore une autre. L’homme que je n’avais pas vu était presque partout. Le même visage. La même veste. Et pas une allure de journaliste.

 

Dans les jours qui suivirent, la tension était devenue palpable dans tout le campus. Les joueurs ressemblaient à des soldats avant le combat, surexcités et sur les nerfs, cachant leur appréhension sous leurs gros rires idiots et leurs blagues méchantes. Je faisais parti de ceux sur lesquels on se défoulait allègrement. Les mascottes sont faites pour ça. Jesus était à point. Je m’en prenais plein la tête à longueur de journée. Je l’évitais au maximum, ce qui rendait les choses encore pires finalement. Parce que quand il arrivait à me mettre la main dessus il se rattrapait. Je mitraillais encore plus qu’à mon habitude, je sentais dans l’air le parfum des évènements. LA photo était pas loin. J’en aurais mis ma tête à couper. Entre les mitraillages, je lisais un bouquin intitulé « Les arts primitifs d’Amérique du sud ». J’y comprenais rien, mais y’avait des photos impressionnantes de masques et de statuettes aux formes dérangeantes. J’avais le nez sur une de ces images, assis dans les tribunes du terrain d’entraînement, attendant que les joueurs se pointent, juste la veille du match, quand un homme s’est approché en silence. Je suis resté un instant les yeux braqués sur cette image grotesque avant de relever la tête, mais je savais déjà que c’était lui. L’homme à la veste de cuir. Il regardait le terrain, ses lunettes noires reflétant l’éclat aveuglant du soleil.

- Très intéressant, ce que tu lis.
Sa voix était éraillée comme passée à la scie circulaire. Mais c’était la voix d’un homme sûr de lui. Encore une fois.
- Ouais, répondis-je en fermant le livre. Vachement
Quand je veux j’ai vraiment des réponses à la con.
- Tu fais quoi ici ?
- Je prends des photos, dis-je en montrant mon appareil. J’attends les joueurs.
- Des photos ? Alors tu es un chasseur d’images, dit-il en riant.
Son rire était celui de quelqu’un qui sait des trucs que vous n’imaginez même pas. Je me tortillais sur l’estrade. Il fixait toujours le terrain, décontracté.
- Je prends des photos, répétais-je bêtement.
- Et elles sont bonnes ?
- Mes photos ? Euh, oui. Assez.
A ce moment les joueurs sortirent des vestiaires et firent leur entrée sur le terrain, de manière désordonnée et bruyante. Jesus jeta immédiatement un coup d’œil vers les tribunes. Je devais être là, je n’avais pas eu le choix.
- Tête de con ! hurla-t-il en me pointant du doigt. Tête de con !
Il se mit à sautiller sur place en me montrant des deux index. Les autres joueurs beuglèrent mon surnom les un après les autres, comme une sorte de salut.
- T’as intérêt à pas rater ton coup connard ! ajouta l’un deux.
Parce que sur la dernière série il s’était pas trouvé terrible. J’avais eu droit à un passage tout habillé sous la douche pour ça. Mais ils avaient pris soin de m’enlever mon appareil avant.

L’homme à côté de moi ne souriait plus. Il regardait rentrer les joueurs comme on vise avant de faire feu. Il jaugeait. Je me décidais à lui poser ma question.
- Et vous, vous faites quoi ?
- Moi ? demanda-t-il surpris. J’observe. Ce sont de bons joueurs.
Je savais qu’il n’était pas recruteur, ni journaliste. Qu’en avait-il à carrer que ce soit de bons joueurs.
- Vous jouez ? Enfin je veux dire vous pariez c’est ça ?
Cette question fit sourire l’homme.
- C’est ça oui, je joue.
Finalement ce gars n’était qu’un parieur de plus. Son allure louche s’expliquait. Je l’imaginais bien traînant dans des bars louches, entouré de mecs aussi louches que lui. Il était peut être même bookmaker.
- Je te laisse leur tirer le portrait, dit-il en tournant les talons. C’était un plaisir de discuter avec toi.
Je ne savais pas s’il disait ça pour être poli ou s’il le pensait. Ce genre de mec louche peut penser des choses louches. Je ne relevais pas. De toute façon il semblait bien trop occupé à observer les joueurs. Moi j’attrapais mon appareil et commençais mon mitraillage.


Le lendemain toute la journée je rasais les murs. Jesus était à cran, comme un ours en cage, et les autres joueurs étaient tous logés à la même enseigne : hôtel des brutes. On jouait à domicile. Le terrain était paré de nos couleurs déjà très tôt dans l’après-midi. J’appuyais sur le déclencheur à tout va, j’avais l’impression de couvrir la tempête du siècle. L’ambiance était électrique, les gens aussi. Si j’avais eu un penny chaque fois qu’on m’a appelé Tête de con ce jour là, je serais millionnaire. A dix-huit heures, les tribunes étaient pleines, bruyantes, multicolores, comme une marrée d’ordures. J’avais avalé des dizaines de pellicules et ne me lassais pas de les changer, encore et encore. Quand l’arbitre a donné le coup d’envoi, tout le stade a explosé dans un cri tandis que les joueurs engageaient la balle dans une longue passe vrillée. J’aperçus alors l’homme à la veste de cuir debout juste à côté de banc des joueurs. Je ne sais pas qui lui avait donné la permission d’être aussi prêt. D’habitude personne n’approche le banc de touche pendant un match. Les mains des les poches, il regardait fixement le déroulement du jeu. Mais il n’avait pas l’air fébrile des parieurs. Il était là, comme si ce qui se déroulait devant ses yeux était déjà passé. Je le mitraillais du coin de l’objectif. J’avais à peine appuyé sur le déclencheur qu’il se retourna vers moi. Alors que j’étais perdu dans la foule des supporters, il me regarda directement, comme s’il savait que j’étais là. Je baissais mon appareil. Il m’adressa un petit signe de la main en guise de bonjour. Un frisson me parcourut le dos. Et je sus que ce soir là j’allais faire LA photo. MA photo. Je le sus au moment même où il se retourna de nouveau pour regarder la suite du match.

 

A la mi-temps, l’équipe des Black Bears menait mais de peu. Le coach était sur les dents, il raccompagna les joueurs jusqu’au vestiaire en gueulant et j’hésitais à lui emboîter le pas. Pas vraiment envie d’être pris dans la tourmente vitupérante de ce bouledogue à casquette. Mais les photos de vestiaires étaient inévitables, il me les fallait. Et au point où j’en tais, j’étais pas à quelque Tête de con près. Je me faufilais discrètement dans le staff pour me retrouver au cœur de l’action, au milieu des joueurs dégoulinants et soufflant comme des bœufs, changement de maillot et soignage de petits bobo. Distribution de liquides bizarres fluorescents peut être même radioactifs. Y’avait du râle et du grognement comme dans la cage des fauves d’un cirque. Le coach gueulait et tournait en rond devant un tableau blanc où il avait tracé des tactiques de jeux. Il faisait de grand geste. J’avalais ça comme du petit lait. Les visages défaits par l’effort, la victoire toute proche mais incertaine qui se lisaient dans leurs yeux fixés sur ce tableau comme sur le messie. On me bouscula à plusieurs reprises, mais je n’entendais plus les Tête de Con balancés à mon égard. Je n’entendais plus que le cliquetis de mon déclencheur. Et puis ce fut le moment de retourner sur le terrain. Les joueurs sortir les un après les autres, en se donnant des coups pour s’encourager. Comme si le beuglement continu du coach ne suffisait pas pour avoir envie d’y retourner. Faut dire qu’au bout d’un moment c’était un peu comme le rugissement pénible d’un gros moteur, on faisait abstraction. Alors les coups, ça leur permettait peut être de se réveiller un peu, histoire de pas tomber ko là tout de suite. Comme à son habitude, Jesus restait le dernier, pour se recueillir. Je ne sais pas si c’était du sérieux ou s’il n’y avait là qu’une mise en scène pour bâtir sa légende et se faire mousser, mais il tenait absolument à ce qu’on le laisse seul dans le vestiaire pendant quelques minutes avant de rejoindre le terrain. C’était la star de l’équipe, on lui accordait le moindre de ses caprices.
- Dehors Tête de Con, me cracha-t-il au visage.
Je prenais quelques derniers clichés de lui en train de s’agenouiller comme un pénitent et laissais le coach refermer la porte sur lui.

Dans les tribunes c’était la folie. Les pom-pom girls n’en finissaient pas de chauffer l’ambiance. Je les shootais sans plus d’enthousiasme mais plutôt par obligation. Les photos de pom-pom girls n’intéressent personne sauf les pom-pom girls et ceux qui voudraient sauter des pom-pom girls. Autrement dit ça fait du monde, mais personne qui vaille la peine dans le tas. Je passais vite à autre chose. Au coach et à sa mine fermée. C’était le genre de cliché qui irait bien pour les journaux si on perdait le match. Ca aurait fait les pieds à Jesus si on avait perdu, mais moi j’y aurais sans doute perdu la tête ensuite. J’étais bien obligé d’espérer qu’ils gagnent. Même si la tête du coach disait le contraire. Je remarquais au passage que l’homme à la veste de cuir n’était plus à côté du banc des joueurs. Lui aussi il avait du comprendre que le match allait sans doute mal finir.

Les joueurs étaient en place sur le terrain et on attendait Jesus. D’habitude à ce moment là il faisait son entrée en petites foulées depuis les vestiaires sous les acclamations du public. Mais il tardait à venir. Les yeux de tout le monde allaient de l’entrée des vestiaires à l’arbitre, puis de l’arbitre à l’entrée des vestiaires, comme un jeu de ping-pong. Finalement le coach finit par envoyer un des gars du staff chercher Jesus. Encore une fois il ménageait bien son entrée. La foule était à point et sur les dents, n’en pouvant plus d’attendre la reprise. Moi je commençais à ne plus rien avoir à me mettre sous le viseur. Il allait tous nous délivrer. C’est à ce moment que le gars du staff est sorti comme un fou du vestiaire et qu’il a attrapé un des gars de la sécurité du campus qui montait la garde à la porte. Comme un réflexe j’ai mitraillé. La porte qui se referme sur les deux hommes. Le coach courrant vers les vestiaires, les joueurs se regardant hébétés, la foule bruissant d’incompréhension. Mais les êtres humains comprennent vite quand quelque chose est grave. Ou alors c’est moi. J’avais tout vu dans le viseur. J’avais vu le visage blême du gars du staff, j’avais vu la crispation de la mâchoire du mec de la sécurité. La panique dans les yeux du coach. Alors qu’il passait à côté de moi en courrant je me lançais à sa suite. MA photo était là. Dans le fracas des portes on a remonté le couloir jusqu’au vestiaire des Blacks Bears. Le gars de la sécurité était défait, il a tenté de nous empêcher de passer mais le coach était lancé comme un ours dans un jeu de quille. Il l’a repoussé violement et s’est planté dans l’encadrement de la porte. J’étais juste derrière. J’ai appuyé sur le déclencheur avant même de réaliser ce que j’avais dans le viseur. Le corps de Jesus était allongé sur le carrelage du vestiaire dans une marre de sang. Et sans la tête. Il avait était décapité net en pleine prière. Je n’eu pas le temps de faire un deuxième cliché que le coach se ruait sur moi en me hurlant que j’avais aucun respect, de foutre le camp, à grand coup de poing dans le ventre. Je rampais entre les jambes du gars de la sécurité qui le retenait tant bien que mal et serrant mon appareil contre moi je déguerpissais aussi vite que je pus.

Une fois dehors, je m’empressais de changer de pellicule, glissant celle là, si précieuse, dans la poche de mon pantalon en velours marron. J’engageais une nouvelle pellicule dans l’appareil et m’empressait de photographier tout le merdier qui se mettait en place, la sécurité, le hurlement des spectateurs apprenant la nouvelle, leurs visages décomposés, choqués, les larmes, les mains devant la bouche comme pour étouffer un cri qui ne venait pas. Le ballet des joueurs se renseignant, n’y croyant pas, l’arbitre remuant la tête, les casques qui se défont, les casquettes qu’on enlève. Très vite il y eu les sirènes, les uniformes. C’était le moment de déguerpir. Juste quand je remballais mon matos, reculant sur mes pas, je heurtais quelqu’un  de dos. Me retournant je me retrouvais face à face avec l’homme à la veste de cuir.
- C’est vrai ce qu’on dit alors ? demanda-t-il sur le ton nonchalant de la conversation.
J’acquiesçais, méfiant, en vérifiant dans ma poche que la pellicule était toujours là. Ce mec était peut être un flic.
- Tu vas avoir de bonnes photos ce soir. C’est sûr, ajouta-t-il en regardant les allers et venues de la police et les rubans jaunes qu’on déroulait.
- Peut être.
D’un seul coup je me demandais si finalement ce mec n’était pas vraiment un journaliste. Peut être même un photographe. Il avait la façon de regarder d’un photographe. Je me fustigeais de ne pas l’avoir remarqué plus tôt.
- Vous êtes quoi au juste ?
- Moi, dit-il en se détournant de moi. Je suis comme toi.
Bingo.
- Vous êtes photographe ?
Il eut un sourire narquois. Et retirant ses lunettes pour me laisser voir des yeux bleus comme l’acier, il corrigea.
- Chasseur de tête.
J’avalais ma salive comme il remettait ses lunettes. Il me salua d’un petit signe de tête et tourna les talons. Je le regardais se fondre dans la foule sans pouvoir bouger. Mais avant qu’il disparaisse, j’eus le réflexe presque animal d’appuyer une dernière fois sur le déclencheur. Il cliqueta dans le vide. Ma pellicule était finie. C’est la seule fois de ma vie où j’ai raté une photo.

Je passais la nuit au magasin de photo, à développer les tonnes de pellicules que j’avais tirées de cette journée. Etonnament la plus précieuse d’entre elles ne fut pas celle que je développais en premier. L’appréhension sans doute. J’attaquais par des pellicules piochées au hasard, procédant pour toutes avec la même application que si elles avaient été la bonne. C’était machinal. La force de l’habitude. Mais mon esprit lui était ailleurs. Il était fixé sur cette pellicule posée au coin de l’étagère. Parce que LA photo était là. Et je voulais que ce soit la dernière photo que je sortirais. Il y avait encore plusieurs pellicules à tirer avant celle-là. Et comme je plongeais machinalement un énième tirage dans le bac de révélateur, le corps de Jesus apparut, massif, et encore avec sa tête, en position de prière. La dernière photo de Jesus vivant. Je sentis mon sang se figer alors que mon cœur se mit à battre comme un prisonnier sous la glace. Un coup, deux coup, trois coup, avant que je reprenne mon souffle. D’une main tremblante je finissais le tirage et accrochais la photo sur le fil, parmi les dizaines, les centaines d’autres. LA photo. Je la regardais longtemps, face à elle comme face à l’immensité de l’océan. Longtemps. Puis je pris ma veste et je sortis dans le petit matin.

 

La photo fit la une de tous les quotidiens de tout le pays. Elle ne rendit pas mon nom célèbre, mais celui de Jesus oui. Et au passage j’y ai gagné un sacré paquet de pognon. De quoi me payer des caisses de bouquins incompréhensibles. Pendant des semaines on parla du massacre du jeune espoir du football, et c’était toujours ma photo qui illustrait les articles, qu’ils soient en première ou en dixième page, ma photo était toujours là. Je pensais même qu’elle finirait par passer dans l’inconscient collectif de ce pays. Et puis elle passa, tout court. Tout comme cette histoire. On finit par oublier la sordide fin du jeune espoir du football décapité. Affaire jamais résolue, qui ressortait ça et là dans des émissions de télé bas de gamme ou des articles racoleurs. Je me souviens d’un de ces articles pour lequel j’avais autorisé l’utilisation de ma photo, dans un de ces journaux qui parlent d’extra-terrestres et autres trucs bizarres, et dont le titre était particulièrement grotesque « Le fantôme décapiteur ». Je n’ai pas ri. Je ne l’ai pas lu non plus. J’ai juste regardé la photo, regardé Jesus en prière, et l’homme à la veste noire debout juste à côté de lui. Une hache à la main. Et puis je l’ai rangé avec tous les autres articles contenant MA photo, dans l’album que je garde à cet effet. Dans lequel j’ai mis aussi l’autre photo. Celle du corps décapité de Jesus baignant dans une marre de sang. Il m’a fallu des années avant d’oser développer cette pellicule. J’avais tout simplement trop peur, trop peur de ce que je verrais sur cette photo. Pourtant il n’y a que le corps de Jesus décapité baignant dans une marre de sang. J’aurais sans doute pu gagner beaucoup, beaucoup plus avec cette photo là, mais des années après, c’était trop tard. Pas plus mal. Aucun homme ne mérite qu’on se souvienne de lui comme ça. Sans tête. C’est une vision terrible.

 

Moi je lis toujours des bouquins trop épais et trop compliqués pour moi, des trucs qui parlent de chimie, de philosophie, de mécanique. Après la mort de Jesus j’ai lu beaucoup de bouquins de médecine, d’anatomie, de chirurgie. Et puis après des bouquins de botanique, pour me changer les idées. Parce que je faisais pas mal de cauchemars. La botanique m’a pas mal aidé pendant un temps, mais ça n’était pas suffisant. Alors j’ai lu des bouquins de maths, de comptabilité. C’était mieux. Les chiffres évitent de penser vraiment. Et puis étrangement, je pigeais pas mal de truc à la comptabilité. Ma tête qui n’aligne pas deux idées claires sait par contre aligner les chiffres. Aujourd’hui je bosse pour le fisc. Je traque les mauvais payeurs, les tricheurs, et je trouve ça assez drôle. On me traite encore de tête de con de temps en temps, mais je sans pourquoi. Et je trouve ça assez drôle oui. Parce qu’aujourd’hui, je gagne toujours.

 

 Je ne fais plus de photos. Mais je fais encore parfois des cauchemars la nuit. Et quand je fais des cauchemars, ce n’est pas de MA photo que je rêve. Ce n’est pas du corps de Jesus décapité, ni du corps de Jesus en prière non plus. Ce n’est pas de cette hache. Je rêve de LA photo. Celle que j’ai ratée.

Je rêve de cette veste de cuir qui s’éloigne avec la tête d’un homme au bout de son bras.

 

                                                                           

FIN



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