Terrain de Chasse
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Je me souviens d'un jour en été, il y a longtemps, alors que je revenais d'un voyage, je ne me souviens plus lequel, je faisais halte dans une gare, je ne sais plus laquelle, pour quelques heures, pour un passage seulement, le temps d'acheter un journal et de le lire, comme je fais toujours dans mes correspondances.


Je ne me souviens pas d'avoir acheter ce journal, ni du kiosque, ni de l'heure qu'il était. Il fait toujours nuit dans les gares. Je ne me souviens pas des gens, des voyageurs, mais le bruit lui me revient rien qu'à prononcer le mot gare. Toutes les gares font le même bruit, celui des gens qui passent, qui ne font que passer. Et leurs paroles passent. Et les claquements de leurs pas passent. Le roulement idiot des valises, des chariots. Les annonces dans le vide, le claquement des affichages. Tout ne fait que passer. Je me souviens juste que cette fois, il y avait aussi des militaires qui passaient. Je ne me souviens de rien d'autre. Rien n'existe vraiment dans les gares. Il n'y avait pas vraiment de monde ce jour là. Il n'y avait pas vraiment de bruit. Pas vraiment de vie non plus. Il n'y a rien de vivant dans les gares. Juste des départs, des arrivées, des attentes.


Je ne me souviens pas si j'avais une valise cette fois là. Je n'en avais peut être pas. Je n'en avais pas toujours. Je me souviens que je portais un sac je crois. Je ne me souviens pas avoir cherché un siège, mais je me souviens avoir posé le sac au bout d'un de ces alignements de sièges en plastique. Tout au bout. Je me souviens qu'il n'y avait personne sur cet alignement là, ni sur l'alignement qui lui faisait face. Les gares sont pleines de ces rangées de sièges interminables qui se défient dans des face à face inhumains et propre. Je me souviens que j'avais acheté des fleurs, que je les avais posé sur le sac. De grandes fleurs encombrantes. Je me souviens m'être retourné. Je me souviens très bien m'être retourné. Et tout au bout de l'autre alignement de sièges, il était là. D'un seul coup il était là.


Et l'alignement de siège a semblé se rétrécir pour le rapprocher de moi. Et j'ai eu l'impression de le regarder pendant mille ans. De ne plus jamais pouvoir regarder autre chose.


Son visage bridé et abrupte était comme une agression, comme s'il hurlait sans hurler. Et les deux fentes noires de ses yeux étaient aussi démentes et haineuses qu'une guerre. Assis sur l'un des derniers sièges de la rangée, il avait courbé son corps immense dans une posture de bête sur la défensive, ses cheveux tombant de chaque côté de ce masque de violence. Ses vêtements sales laissaient deviner un corps maigre et noueux. Quelque chose de malade. Il ne me regardait pas. Pas vraiment. Mais je sentais ses yeux. Je sentais sa folie et sa colère.


Je me souviens de cette sensation glacée dans mon corps alors que ses yeux qui ne me regardaient pas étaient sur moi.


Je me souviens m'être machinalement assis à côté de mon sac, comme si je ne pouvais pas fuir. Parce qu'il m'avait vu. Et comme on calme un prédateur, j'ai évité les gestes brusques. J'ai ouvert mon journal pour faire semblant de lire. J'ai tourné les pages. Il était dans le coin de mon champs de vision. Et pendant de longues minutes, j'ai guetté, raidi sur mon siège de plastique, cet homme qui portait des gants de ski. Comme une anomalie diabolique, une farce. Macabre. Parce que ses yeux étaient deux fentes sur le noir des enfers, et que je le sentais prêt à bondir en hurlant comme un dément. Prêt à bondir depuis le fond des ténèbres. Je fixais en coin ces gants épais. Des gants rouge et bleu. Des gants de ski.


Une heure peut être s'est écoulée. Sans doute beaucoup moins. Mais je jurerai pour le reste de ma vie que je suis resté assis sur ce siège pendant des années avant d'avoir à me lever. L'heure de mon train approchant je suppose. Je ne me souviens pas avoir regardé l'heure sur ma montre. Ni ailleurs. L'homme est resté là aussi. Sans rien faire. Sans bouger. Sans lire. Assis comme attendant, sorti de nul part. Et je pourrai jurer aussi qu'il savait très bien ce qu'il attendait.


Il n'a pas bougé non plus quand je me suis levé, tendu comme si on allait m'abattre au moment même au je décroisais mes jambes. Je me souviens avoir décomposé mes gestes avec la tranquilité d'un démineur, en essayant d'avoir l'air détaché. Je me souviens avoir tourné le dos à l'homme, avec la peur d'être transpercé sans rien voir venir. Mais rien ne m'a transpercé. J'ai repris mon sac. J'ai repris mon bouquet. Je me suis retourné pour me diriger vers le quai.


L'homme avait posé son regard sur moi. Et la bête qu'il avait sur l'épaule aussi.


J'ai baissé les yeux d'un coup, regardé mes chaussures, dans une confusion, le sang montant dans mes globes oculaires, la chaleur me prenant comme une bouffée de mercure, j'ai hoqueté, bêtement, j'aurai voulu fuir mais au lieu de ça j'ai relevé la tête, sans me contrôler, sans rien pouvoir penser.


L'homme ne me regardait plus. Il fixait de nouveau le vide devant lui. De ses yeux noirs qui me voyaient. Et la bête ailée et griffue aussi noire que ses yeux avait disparue de son épaule.


J'ai senti mes doigts se crisper sur les fleurs, j'ai senti mon sang circulant de nouveau dans mes veines. Senti que je ne devais pas m'attarder. Il fallait partir, maintenant. Sans se retourner. Fuir. Vraiment.


Je ne me souviens de rien après ça. Ni du quai de gare, ni du compostage du billet. Je ne me souviens que de ma place dans le train qui roulait. Un train comme un autre. Je ne me souviens pas où je rentrais, où je partais. Ni des paysages, ni si le wagon était plein. Je ne me souviens pas à qui j'ai offert les fleurs. Je ne me souviens pas ce que c'était comme fleurs. Je me souviens juste m'être dit que je n'avais pas pu voir ce que j'avais vu.


Je me souviens, après, bien après, avoir raconté à des amis, des connaissances, au cours d'une soirée arrosée, l'histoire du mec totalement frappé qui portait des gants de ski en plein été. D'un pauvre sdf à la geule cabossée qui trainait dans une gare. Anecdotes de voyage.


Je me souviens avoir insisté sur les gants rouges et bleus, en riant. Je me souviens de la question amusée lancée par dessus le table par mes interlocuteurs :


«Mais que diable faisait-il avec des gants de ski en plein été?»


Je me souviens des éclats de rire des convives tandis que mon corps se glaçait. Tandis que les yeux noirs me répondaient.


«Ces gants, ces gants ne sont que pour empêcher ma créature de m'écorcher les chairs, quand là sur ma main, elle attend, juste avant que je la lance sur les hommes comme toi.»


Je ne me souviens pas comment a fini cette soirée.


Je ne me souviens pas de la gare.


Mais je me souviens de cette chose.


Et croyez-moi.


Il n'y a rien de vivant dans les gares.


FIN


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